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Episode 03 : la Géorgie

Tbilissi, la capitale de la Géorgie, est un charmant petit village avec ses vieilles maisons en bois, ses vieilles voitures, ses vieilles traditions ... Bref, une ville avec une longue histoire comme je les aime. Oui, c'est une ancienne étape de la route de la soie, entre l'Asie Centrale et l'Asie Mineure (la Turquie). Bien que je ne sois resté que 29 jours (en août / septembre 1995), mon histoire avec la Géorgie est tellement longue que je ne vais vous en raconter que quelques petits morceaux choisis.

Voici une fresque murale peinte en hommage à Niko Pirosmanichvili, dit Pirosmani (1862-1918). Les plus cinéphiles connaissent peut-être le superbe film de Giorgi Shengelaya, réalisé en 1969 : "Pirosmani" (lien en VO sous-titré en anglais, cliquer dans la barre des réglages pour activer les sous-titres). Le film évoque la vie et l’œuvre de ce célèbre peintre "naïf" géorgien du XIXème siècle, Niko Pirosmani. Il échangeait sa peinture contre un repas. En 1995, ce film était la seule chose que je connaissais de la Géorgie avant d'y venir. Il a très certainement influencé ma façon de voir le pays et ses habitants. 

Mais la Géorgie n'est plus ce petit pays champêtre et folklorique que fréquentait Pirosmani. Comme dans le reste du monde, la population s'est accrue, les habitants ont progressivement quitté les campagnes pour s'installer en ville et avoir de meilleures conditions de vie. Comme on peut le voir, la circulation sur l'avenue Roustaveli, l'artère principale de la capitale, est beaucoup plus dense qu'en Arménie.
Roustaveli ? Chota Roustaveli était un écrivain géorgien du XIIe siècle. Considéré comme l'un des meilleurs représentants de la littérature médiévale, on le surnomme "l'Homère du Caucase". Il est l'auteur de l'épopée Le Chevalier à la peau de panthère. Chaque famille géorgienne possède au minimum un exemplaire de ce livre. Lors de mon passage, on m'a offert la version traduite en anglais,  mais il existe aussi une version française.

Située sur les plus grandes routes de commerce, la Géorgie a connu de nombreuses invasions : Alexandre le Grand, puis les Perses, Romains, Byzantins, Arabes, Mongols, Ottomans, Russie impériale, Union soviétique... Il ne fait pas bon être un petit pays entre de grands empires. Tbilissi fut occupée au moins vingt fois par des ennemis extérieurs. En 1992 la Géorgie a proclamé son indépendance. Mais il ne faut surtout pas croire que tout est devenu merveilleux depuis, bien au contraire : quelques provinces ont voulu être indépendantes, comme par exemple l'Adjarie, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud (il y a une carte à la fin de cet article).
L'Adjarie, c'est cette petite région au bord de la mer Noire, point de passage obligé entre le Caucase et la Turquie. Sa capitale autoproclamée est Batoumi. Oui, c'est bien par là que j'ai transité pour aller en Arménie, tout surpris de voir des soldats surveiller la frontière avec la Turquie, mais aussi la route vers Tbilissi... Il y avait des tanks orientés vers la capitale du pays : au printemps 2004, le président adjare Aslan Abachidzé a décidé littéralement de couper les ponts avec Tbilissi, ordonnant la destruction des ponts reliant l’Adjarie à la Géorgie. Quelques jours plus tard, il était contraint à la démission et à l'exil (à Moscou). Depuis l'Adjarie est redevenue géorgienne. Contrairement à l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, soutenues politiquement et militairement par la Russie, qui se proclament indépendantes de la Géorgie. Et, cerise sur le char d’assaut, juste au nord, on trouve la fameuse région séparatiste (par rapport à la Russie) de Tchétchénie.

Le parlement de la Géorgie, sur l'avenue Roustaveli, haut lieu des batailles parlementaires, manifestations populaires et  de la "révolution des roses", qui a mené à la démission du président Edouard Chevardnadze le 23 novembre 2003. Chevardnadze (1928-2014) est un homme d'État soviétique et géorgien. Il a été ministre des Affaires étrangères de l'Union soviétique de 1985 à 1990 puis président de Géorgie de 1992 à 2003. C'est quelqu'un de plutôt important dont on va reparler un peu plus bas...

Interlude : non, ce n'est rien de particulier, ni la guerre, ni une révolution, ni un conflit entre bandes mafieuses, c'est juste le moteur d'une voiture qui a trop chauffé et qui a pris feu sur un pont de la capitale.

Puisque j’évoque les mafias, en voici un petit gang : ces 4 jeunes gens (ci-dessus) contrôlent les ventes de glaces dans le quartier de la gare. Tous les vendeurs sont sous leur "protection" et payent une sorte de taxe pour pouvoir travailler tranquillement. Ils sont très sympas avec moi, et me font toujours offrir une glace gratuite. Le problème est que toutes les activités sont sous la coupe des gangs. La moindre entreprise privée, le petit artisan, tous les vendeurs et revendeurs de matières premières, ...,  doivent passer un accord avec des mafias pour travailler, sinon, ils risquent un avertissement, puis leur local brûle, puis ils ont un accident, puis ... Inutile d'aller voir la police, elle est dans la combine, touche ses commissions et laisse les mafias assurer l'ordre dans les rues. 

Il me faut encore une fois rappeler le contexte : l'Union Soviétique s'est dissoute le 25 décembre 1991, la Géorgie proclame son indépendance le 9 avril 1992. En août 1995, 3 ans plus tard, l'économie ne s'est pas encore relevée de cette crise politique majeure. Lors de mon passage la monnaie en circulation est le temporaire kouponi (les coupons - image ci-dessus). La monnaie officielle, le Lari, ne sera lancé qu'en octobre 1995. Dans la vie quotidienne, les kouponis n’étaient utilisés que pour les transactions avec des organismes officiels : métro, musées, poste... tout le reste se faisait en roubles russes.

 
Dans l’après-midi du mardi 29 août 1995, j'entends un gros bruit, un grondement sourd. Je pense que c’est du tonnerre, mais le ciel est vide, sans un seul nuage. Je me tourne donc vers la source du bruit et je vois un nuage de fumée noire à 1 ou 2 km. OK, je me dis, c'est encore un moteur qui a explosé, j'irai voir demain... Le lendemain, je vais dans le centre ville et je vois plein de soldats partout, et même des blindés. Je demande à un policier ce qui se passe. Si vous avez bien lu le prologue, vous savez que j'avais appris un peu le russe avant de partir. Bref, je demande ce qu'il se passe, il me répond un truc que je ne comprends pas. Je lui explique que je n'ai pas compris. Il réalise que je ne suis ni géorgien, ni russe. Donc il ajoute : "Tu connais Chevardnadze ? - Oui bien sûr. - Eh bien hier, Chevardnadze, BOUM ! Une bombe." avec un grand geste des mains qui s'ouvrent et s’écartent. Je demande s'il est mort, et un autre policier à côté répond "Non malheureusement...", puis retourne tranquillement faire la circulation.
 
L’attentat, une voiture piégée, s'est produit à l’arrière du bâtiment administratif que l'on voit sur la photo ci-dessus. Il y a un gros trou dans le parking, des voitures brûlées. Le bureau du président était au-dessus. Toutes les vitres ont explosé, mais Chevardnadze n'a été que légèrement blessé. Vous pouvez le voir juste en-dessous, c'est l'homme aux cheveux blancs qui nous regarde, au milieu de ses agents des services spéciaux, gardes, soldats. Il a juste un petit bobo sur le front.

 
Chevardnadze est donc l'ancien ministre des Affaires étrangères de l'Union soviétique. Il est devenu président de la Géorgie en 1992, à la suite du coup d’État contre Zviad Gamsakhourdia, le 1er président du pays, élu en 1991. Gamsakhourdia va alors se réfugier dans la petite province d’Abkhazie. C'est une affaire personnelle entre les 2 hommes. En juin 1992 il y a une tentative de putsch. En août Chevardnadze envoie les troupes en Abkhazie, c'est le début de la guerre (plus de 10 000 morts). En 1993, nouvelle tentative de putsch. En août 1995, attentat raté donc. Rebelote en 1998.
Chevardnadze sera finalement renversé en 2003 par la révolution des roses, menée, entre autres, par Mikheil Saakachvili. Ce dernier connait aussi un parcours étonnant : président de la Géorgie de 2003 à 2013, il quitte le pays en 2013. Exil aux États-Unis. En 2015 il est gouverneur de la région d'Odessa (Ukraine). Il démissionne en 2016, il retourne en exil à New York. Aux dernières nouvelles, il est revenu en Ukraine mais veut faire un come-back en Géorgie...

Lassé de toute cette agitation policière et militaire, ces imbroglios politiques machiavéliques, je prends un train et je me rends dans le petit village de Gori. La particularité de cet endroit, c'est d’être la ville natale de Iossif Vissarionovitch Djougachvili, plus connu sous son pseudo : Staline (Stal veut dire acier en russe). Son portrait vous accueille à la gare, comme au temps de l'URSS où le culte de sa personnalité était partout. Je tiens à vous rassurer, je ne suis absolument pas stalinien, ni nostalgique du Petit père des peuples. Je ne fais pas cette visite pour faire un "pèlerinage", mais plutôt par devoir de mémoire. Et puis, entre les putschs, éloignements forcés, manipulations, coups bas et coups d’État, ... il semble avoir encore quelques héritiers politiques en Géorgie.

Son souvenir est encore bien présent à Gori, mais sans aucun regard critique sur sa vie, son œuvre... Voici la place Staline, avec, à gauche, la statue de Staline (elle n'a été déboulonnée qu'en 2010), et, en face de nous, une belle pub pour la boisson emblématique du capitalisme américain. J'ai demandé aux habitants de la ville pourquoi ils le célébraient ainsi. Ils m'ont répondu qu'il était connu, que c'est donc une personnalité, une sorte de gloire locale. Pour le reste, des petits trucs insignifiants comme la responsabilité de la mort de millions de personnes, on passe...

Au bout de la place (dans notre dos sur la photo du dessus), il y a naturellement la maison natale de Staline (ci-dessous). Un temple protecteur avec des colonnes a été bâti tout autour pour la protéger. Oui, sa maison natale c'est bien cette masure avec 2 fenêtres, 2 portes (?) et une petite rambarde devant. La maison se visite - c'est assez rapide, vous vous en doutez, vu qu'il n'y a que 2 pièces : des lits, une table, de quoi préparer à manger... Il ne faut pas croire que le camarade Staline était un gros bourgeois, puisque sa maison natale était sur la place centrale du village. En fait c'est tout le contraire. Cette baraque était dans un petit quartier pauvre, avec beaucoup de petites masures tout autour. Ces autres bicoques ont été détruites et la ville aménagée pour mettre en valeur la maison de Staline et en faire le centre de Gori.

Mais il y a encore un autre personnage, encore plus influent en Géorgie que ceux cités précédemment : le Catholicos-Patriarche Ilia II, Archevêque de Mtskheta et de Tbilissi, "chef" de l'Église orthodoxe autocéphale apostolique de Géorgie depuis 1977. Son accord est nécessaire pour toute évolution ou réforme de la société (en général il est contre). Il est partisan du rétablissement d’une monarchie constitutionnelle en Géorgie. Afin d'augmenter la natalité il a dit qu'il baptiserait personnellement tout troisième enfant d'une famille, ce qui a provoqué un baby-boom...

 
Interlude "romantique" : alors que j'attendais le train à Gori pour rentrer à Tbilissi, sous l’œil inquisiteur de Staline, j'ai commencé à discuter avec une dame. Voyant que j’étais étranger, elle a insisté pour que je rencontre sa fille, qui parlait anglais mais n'avait personne avec qui discuter. Elle m'invite à passer la soirée chez eux. Le repas excellent, l'ambiance très conviviale (comme dans les tableaux de Pirosmani), Lali, la jeune fille, charmante... Il était tard, il n'y avait bien entendu plus de train, je fus invité à dormir sur place. Et alors... Que croyez-vous, bande de petits curieux ? Il ne s'est absolument rien passé cette nuit-là. Je n'avais aucune intention de me voir obligé de me marier à une jeune femme que je venais de rencontrer. Soyons clair, ce n'est pas tant ma personne qui l'intéressait, que la possibilité d'aller vivre en France. Parfois, en voyage, on peut être confronté à des drôles d'aventures...

Circonstances obligent, j'ai beaucoup (trop) parlé de politique dans ce portrait de la Géorgie, voici quelques petites notes pour vous en donner d'autres aperçus. Je commence par Nicolaï (ci-dessus), qui a tout perdu avec la chute de l'Union soviétique : son travail, sa famille, sa maison et sans doute aussi une partie de sa raison...
Les vieilles femmes qui se plaignent : "oh, Gorbatchev, qu'est ce qu'il a fait Gorbatchev ?" Selon elle il est responsable de l'effondrement de l'URSS et de la disparition du temps où l’État s'occupait de tout : travail, logement, gaz, électricité, ...
Si tout ce que je vous raconte ici vous semble un peu confus, c'est normal (et un peu voulu) : c'est à l'image du pays qui a littéralement éclaté lors de son indépendance, et se retrouve éparpillé par petits bouts, façon puzzle, avec plein de tontons flingueurs. Et c'est vraiment dommage car c'est un très beau pays, avec une histoire intéressante, des habitants accueillants, des bons petits plats...

N'oubliez pas que tout ce qui est écrit dans cette page est mon témoignage sur mon voyage fait en août / septembre 1995, et que certaines choses ont sans doute beaucoup changé depuis, enfin je l’espère pour eux... Si vous avez des commentaires, questions, infos, ... n’hésitez pas !
La bise à tous mes éventuels lecteurs géorgiens, et aux autres aussi. Nakhvamdis !

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