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Episode 02 : l'Arménie


Ça n'a pas été facile d'aller en Arménie, en août 1995. Il m'a d'abord fallu convaincre l'employé de l'ambassade à Paris de m'accorder un visa. Il a tenté de me dissuader pendant 10 bonnes minutes (il n'y a pas de bus, pas de taxi, rien à manger...), avant de constater que je voulais vraiment y aller, et il m'a alors rempli mon passeport avec un grand sourire. Ensuite, sur le terrain, je n'ai pas pu passer directement de la Turquie à l'Arménie (comme je le raconte dans l’épisode 1). Je suis donc remonté jusqu'à la mer Noire. Je suis entré en Géorgie à Batoumi, puis j'ai pris un vieux bus jusqu'à Akhaltsikhé. J'ai dormi dans une maison en bois, rencontré Rubik (photo ci-dessus), un Arménien enrôlé dans l'armée russe pour aller s'interposer entre la Géorgie et la province sécessionniste d'Abkhazie - mais je vous parlerai de ce casse-tête caucasien dans le prochain épisode... Puis, le lendemain matin, je me dirigeai enfin vers la frontière arménienne (il y a une carte à la fin de cette note).


Me voici dans un vieux vieux bus. A bord, deux chauffeurs, quatre autochtones et moi. Le poste frontière géorgien vide, nous arrivons en Arménie. Je dois suivre le douanier au bureau avec mes bagages. "Passeport SVP ! Tiens, vous êtes français. Pourquoi venez-vous en Arménie ?" Suivent 5 minutes de conversation sur nos pays respectifs, puis cette question : "Savez-vous qu'en Arménie nous avons du cognac?"A partir de ce moment, quelque chose change dans leur attitude. Un des douaniers revient avec une bouteille et me plante un verre entre les mains. "Alors, lequel est le meilleur, le tien ou le nôtre ?" Le leur bien sûr, réponds-je, alors que je n'y connais rien en cognac. "On a aussi du champagne tu sais ? - Non ??? - Si !", et une autre bouteille surgit de derrière les fagots. La dégustation se poursuit avec différents gâteaux, alcools, jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Un peu bourré, je parle du bus qui n'a pas bougé et du jour qui avance. A regret, ils me laissent entrer officiellement en Arménie : un coup de tampon sur mon passeport, et ce geste étrange d'un des gardes, qui prend sa kalachnikov, sort une balle du chargeur, et me la donne en disant : "Ça, c'est le plus beau cadeau que je puisse te faire, car tu es un ami maintenant. Alors je te la donne de la main à la main, sinon je te la donne, mais de loin. Bienvenue en Arménie !"


Gyumri, la 2eme ville d'Arménie, est malheureusement un bon exemple des ruines de l'URSS. A l’époque soviétique elle portait le nom de Léninakan, après la mort de Lénine en 1924. La ville est surtout connue pour le terrible tremblement de terre du 7 décembre 1988 qui quasiment rasé toutes les constructions et fait entre 30 000 et 100 000 morts. 7 ans plus tard, lors de mon passage, les ruines sont présentes partout. Les immeubles en pierre sont fissurés et les habitants refusent d'y retourner. Ils préfèrent habiter dans des petites maisons en bois. Les sauveteurs français furent parmi les premier à venir aider la population après le séisme. Puis Charles Aznavour enregistra une chanson "Pour toi Arménie" avec 85 autres chanteurs français. Ceci explique sans doute l'accueil si chaleureux que les douaniers réservent aux Français ;-) .


La situation économique est précaire. Il n'y a pas d'échanges avec les pays voisins, sauf la Géorgie. L’Azerbaïdjan refuse d'exporter son pétrole (en raison du conflit dans la région du Haut-Karabagh), ce qui entraine une flambée des prix et l'explosion du marché noir. De fait les déplacements en voiture se font rares. Ils coupent même le contact dans les grandes descentes pour aller en roue libre. La photo suivante montre une "station service" de Gyumri. Ce camion-citerne est rempli de gazole (benzine marqué en russe derrière la cabine), les deux pompistes attendent les clients à l'arrière, à côté de jerricans. Ils utilisent aussi des bocaux en verre pour mesurer les quantités d'essence, on peut l'acheter au litre. Notez au passage l’état des bâtiments en arrière-plan.

 

Les transports en commun ne sont pas non plus très développés et se font dans de vieux autobus, des trains soviétiques (ci-dessous), ou des trolleybus en bout de course dans la capitale. Il y a aussi un métro à Erevan, mais les fréquentes coupures de courant n'incitent pas à le prendre. La population marche beaucoup. Pour l'anecdote : Gyumri ne se trouve qu'à 10 km de la frontière turque, mais si vous voulez aller dans le village de l'autre côté, cela vous prendra une demi-journée de voyage, puisque, comme moi, vous devrez remonter jusqu'à la Mer Noire, puis redescendre...


Voici les quartiers populaires de Erevan, la capitale de l'Arménie. Impossible de ne pas voir ces belles barres de logements soviétiques, dont le rez-de-chaussée est souvent occupé par des locaux coopératifs, commerciaux ou des administrations. J'ai déjà évoqué les trolleybus (des bus électriques, comme des tramways sans les rails), on peut aussi voir un mini-van (taxi collectif) et quelques rares autos. Il n'y a pas de problèmes d'embouteillage en Arménie, puisqu'il y a très peu de circulation.


Des jeunes hommes se baignent dans la fontaine de la place centrale de Erevan (place de la République, ancienne place Lénine) et se font sécher directement sur le pavé. Tout autour, les bâtiments sont des musées, hôtels de luxe, ministères et siège du gouvernement. C'est donc ici que se passent les manifestations culturelles et politiques, et les révolutions de "velours" (démission du premier ministre suite aux manifestations en 2018).


Le marché, c'est tout un petit monde, avec ses règles. Comme il n'y a(vait) pas beaucoup de restaurants en ville, la solution est de faire ses courses, le plus tôt possible de préférence. Il y a ainsi des boulangeries qui vendent de bon pains plats et ronds, mais en quantité limitée. En effet, des femmes en achètent en nombre afin de les revendre ailleurs dans l'après-midi quand on n'en trouve plus dans les magasins. Pour les fruits et légumes, le marché est un peu mieux organisé, mais ça n'empêche pas des particuliers de vendre quelques kilos de pommes récoltées dans leur jardin, ou de remplir le coffre de leur voiture de pastèques achetées à la campagne pour les revendre en ville. De même il n'est pas rare de voir des vieilles femmes vendre des petits paquets de graines de tournesol devant leur maison, directement sorties de fleurs qui poussent à côté. Ou encore la vente sur le trottoir d'un ou deux objets, une chaise, un livre... c'est de l'économie de subsistance, au jour le jour. Pour revenir à ces marchands de tomates, ils m'en offraient toujours un peu plus, en temps qu'invité. Je m'en faisais des sandwiches avec du fromage local, sorte de feta un peu plus sèche, qui passait très bien avec les tomates et un peu de pain.


Le Tsitsernakaberd (fort aux hirondelles) est le mémorial dédié aux victimes du génocide arménien perpétré par la Turquie pendant la 1ere guerre mondiale. Il se trouve en haut d'une colline et domine la capitale. Depuis cet emplacement on peut voir le pays voisin, là où se sont produits de nombreux massacres. Le mémorial se compose d'une flèche de granit de 44m de haut, de 12 stèles inclinées disposées en cercle autour d'une flamme éternelle, et d'un musée souterrain.

La vie quotidienne dans la capitale est paisible. On joue aux dames, dominos ou échecs dans les parcs. De nombreux passants s’arrêtent pour regarder et commenter les parties, à voix basse. Il n'y a pas de présence policière ou militaire particulière. En fait l'ambiance est vraiment détendue, tout le monde est détaché, comme si tout allait bien...


Il est difficile de se rendre compte de l'immense héritage culturel de ce très ancien pays. L'Arménie est légèrement plus petite que la Belgique, et compte environ 3 millions d'habitants. Et pourtant il a une longue histoire, sa propre langue qui remonte au Ve siècle. En 405 le moine Mesrop Machtots dessine le nouvel alphabet arménien de 38 caractères, qui n'est ni du latin, ni du grec, ni du cyrillique... A ne pas confondre avec l'araméen, une antique langue sémite qui était utilisée dans le proche et moyen Orient. Le premier livre écrit en arménien fut une traduction de la Bible, achevée en 435.


Puisque l'on parle de religion, sur ce plan aussi l’Arménie est un peu à part, puisqu'elle a sa propre branche de la chrétienté : l’Eglise apostolique arménienne, qui ne dépend ni de Rome, ni des orthodoxes grecs ou russes, ni de Constantinople... et dont le Saint-Siège est à Etchmiadzin (l'église en noir et blanc ci-dessus, à 20 km d'Erevan). La différence avec les autres Églises est un point de théologie très complexe portant sur la nature divine ou humaine de Jésus... Autre petit détail, pour les Arméniens, Jésus n'est pas né le 25 décembre (qui est une grande fête païenne), mais le 6 janvier.


Géographiquement parlant, la région du Caucase est située en Asie, mais les Arméniens se revendiquent culturellement, historiquement et politiquement comme des Européens. Ils envisagent même une adhésion à l'Union européenne. C'est un petit pays au grand cœur, avec une longue histoire ponctuée de drames. Elle a retrouvé son indépendance le 21 septembre 1991, mais aujourd’hui, l’Arménie est réduite à un dixième de son territoire historique.
On recense environ 12 millions d'Arméniens dans le monde, mais seulement 3 millions vivent en Arménie. Le reste (9 millions) représente la diaspora arménienne, éparpillée en fuyant le génocide, avec dans l'ordre : Russie, USA, Iran, France (500 000 personnes)... On dit souvent qu'on peut trouver des Arméniens dans le monde entier et qu'on peut facilement les reconnaître avec leurs grands yeux tristes...

Une dernière info : le Papier d’Arménie® ne vient pas d'Arménie. À la fin du XIXe siècle, Auguste Ponsot, chimiste français, découvre lors d'un voyage que les Arméniens font brûler du benjoin, une résine qui vient de Malaisie, pour parfumer et désinfecter leurs maisons. Il va adapter cette pratique : des feuilles de papier buvard sont trempées dans le benjoin macéré dans de l'éthanol, et placées en étuve. Le procédé permet au produit final de se consumer sans flamme en dégageant une fumée qui a la réputation de purifier et d'assainir l'air. Il est, et a toujours été, produit dans une usine à Montrouge, juste en dessous de Paris. Le Papier de Paris, c'est sûr que ça fait moins rêver.

N'oubliez pas que tout ce qui est écrit dans cette page est mon témoignage sur mon voyage fait en août 1995, et que certaines choses ont sans doute beaucoup changé depuis, enfin je l’espère pour eux... Si vous avez des commentaires, questions, infos, ... n’hésitez pas !
La bise à tous mes éventuels lecteurs arméniens, et aux autres aussi. Tsedéssoutioun !

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